Elle se rattrapa à une branche. Ses bottines glissaient sur le verglas qui recouvrait déjà la majeure partie du sol. Il était tard. Nullement impressionnée, elle décida de continuer sa route. Ce ne fut que quelques pas plus loin qu’elle sentit de nouveau son équilibre lui jouer des tours. Chance ou destin, allez savoir, mais peu importait, il l’avait aidé. Quel gentleman ! Elle n’en revenait pas. Elle que pourtant tout le monde fuyait et délaissait. Il l’avait saisie au bras, la sauvant d’une douleur postérieure intense. Elle leva la tête et croisa son regard. Tendre, doux, plein de compassion, un regard qui la fit automatiquement craquer. Elle si simple, si invisible… Il l’aida à avancer jusque sous un arbre où le verglas ne s’était, semble-t-il, pas encore aventuré. Elle restait muette devant tant de générosité.
« Est-ce que tout va bien ? » demanda-t-il d’une voix pleine de délicatesse et d’attention.
Se noyant peu à peu dans le fond de ses yeux, elle hocha simplement la tête.
Il marqua une courte pause puis finit par lui proposer de la raccompagner chez elle. Hésitante et peureuse elle ne répondit pas tout de suite. Elle claquait des dents. Voyant cela, il la prit dans ses bras. Elle perdit pied. Elle ne s’était jamais sentie autant en sécurité. Enfant, nul ne la réconfortait, se forgeant peu à peu une carapace, nul n’osa plus l’approcher.
Était-ce la pitié qu’elle insufflait qui le poussa à agir ainsi ? Nul ne put le dire.
Ils marchèrent dans ce froid qui glaçait leur squelette de part en part tel un poison qui coule dans nos veines. Chaud intérieurement, frigorifiant au dehors…
Elle était tellement préoccupée par ses pieds qu’elle ne distingua pas le petit sourire qui se dessinait peu à peu au coin de ses lèvres. Il la regardait, craignant qu’à tout moment elle ne tombe, craignant qu’à tout moment elle lui échappe, encore…
Ils étaient désormais devant cette vieille bâtisse qu’elle appelait son « chez soi ». C’est alors qu’elle se rendit compte qu’elle avait laissé tomber les clés de chez elle. Il saisit délicatement sa main, l’ouvrit et y déposa les clés. Mais d’où sortait-il ? Levant enfin les yeux vers lui, elle eut une vague impression de déjà-vu. Elle ne saurait expliquer ce bien-être qui l’envahissait soudain, mais dans le fond, qu’est-ce que cela pouvait bien faire ? Elle se sentait heureuse.
Ils entrèrent dans cette chaleureuse chaumière, simples, frigorifiés et comme apaisés.
Aucun d’entre eux ne comprit l’enchaînement pour le moins surprenant des évènements. Un baiser, une étreinte, un soupir, un souffle brûlant. Un feu de cheminé, un vent tumultueux silencieux, un sol peu frais, et deux corps enlacés…
Cette étreinte charnelle n’eut nul autre besoin que la communion de ces deux êtres rencontrés au détour d’une ruelle, ne connaissant ni passé, ni avenir, seulement ce présent insaisissable qui ne durerait peut-être qu’un instant… Mais la magie de cet instant, la beauté de ce moment furent si intenses que rien n’aurait pu le gâcher.
Un bruit, un sursaut et le rêve qui s’évanouit. Les premières lueurs d’un jour nouveau et différent qui s’élèvent au loin. Ce rien qui fait ce tout qui nous échappe. Ouvrant ses petits yeux, elle constata ; il n’était plus là. Avait-elle rêvé ? Rien de très surprenant. Pourtant… elle le sentait, quelque chose avait changé en elle cette nuit. Étrange quand on savait comment elle avait démarré…
Elle se pencha, observa le paysage blanchi de ce mois hivernal et remonta la couverture contre elle. Elle se sentait coupable. Bien, mais coupable. Qu’avait-il bien pu lui passer par la tête pour s’envoyer ainsi en l’air avec le premier individu qu’il lui ait été donné de croiser ? Un coup d’œil vers l’horloge du salon lui indiqua qu’elle n’était pas vraiment à l’avance, son entretien d’embauche commençait dans dix minutes. Elle se dit qu’elle n’y serait jamais à temps, alors à quoi bon se lever si c’était pour être virée avant même d’avoir commencé ? Non. Mieux valait rester couchée. Calant un coussin sous sa tête, elle ferma les yeux. Tout était si calme, si paisible, pourquoi diable son esprit ne pouvait-il pas en faire autant ? Écouter ce silence qui l’entourait et le faire entrer en elle… Elle voulait lâcher prise, vraiment, il était temps.
« Quoiqu’il en soit, quoiqu’ils en disent, se dit-elle alors, avance. Dis-toi que tu ne leur dois rien et que la personne que tu deviens est une succession de choix, de coïncidences et d’expériences, les tiennes… Ne crois pas qu’on te regardera différemment si tu dis que c’est cela qui te fait. N’aies pas honte d’être, et tout simplement, sois. Cesse les prises de tête, les questions inutiles qui empoisonnent ton quotidien. Fais de chaque jour une nouvelle page, une page unique et magique dont tu te souviendras. Bats-toi pour ce que tu aimes et non pour ce que tu crois être obligatoire. Reste dans le droit chemin mais ne te pose pas de barrières inutiles. Il faut vivre, alors saisis ta chance… »
Indécise, elle prit l’initiative de se faire un café afin de désembuer ses pensées. Le vide, le froid, cette odeur amère qui chatouille les narines. Elle aspire à de nouvelles activités, de nouveaux rêves, une nouvelle vie.
L’heure tournait. Le tic-tac s’intensifiait comme s’il souhaitait annoncer l’échéance. Le soleil se cachait sous une espèce couche de nuages. Il allait neiger. Elle enfila son manteau et prit la porte. C’est alors qu’elle découvrit, sur le seuil de la porte, un petit bouquet de roses glacées. Un petit mot avait été glissé à l’intérieur.
« Chère inconnue,
Je ne connais certes pas votre nom mais cela n’ôte rien à cet exquis moment passé ensemble.
Sachez que je serais très heureux de vous revoir. Ce soir, place Pie, je vous y attendrai un bouquet de roses à la main, au cas où vous ne me remettriez pas.
Gaétan Lator »
Le sourire aux lèvres, elle partit faire un tour.
La pendule indiquait l’heure fatidique, 20h. Il était temps. Comme prévu, elle se rendit au point de rendez-vous. Il était là. Simple mais classe. Il lui sourit et lui tendit les fleurs, d’un rouge vif, symbole de passion. Ils se regardèrent un long moment sans savoir quoi dire. Puis elle comprit. Elle comprit qu’il était temps pour elle de prendre un risque. Elle ouvrit la bouche pour parler mais il l’arrêta d’un geste tendre.
« Me feriez-vous le plaisir d’être ma cavalière ? »
Elle rougit et dit oui de la tête. Il la prit par le bras et la conduisit un peu à l’écart de la place, dans une petite ruelle peu fréquentée. Transportée, elle ne fit même pas attention aux bouteilles vides qui jonchaient le trottoir. Ils étaient désormais devant une vieille porte en bois. Gaétan toqua deux coups. Quelqu’un ouvrit et ils pénétrèrent dans la demeure bruyante. Il la guida au premier étage. Du monde, beaucoup de monde. Elle ne l’entendit pas lui dire qu’il s’éclipsait un court instant et fut déboussolée de se retrouver ainsi seule au milieu de cette foule d’inconnus. Elle qui ne supportait pas d’être oppressée et de sentir tant de gens l’entourer.
Un jeune homme lui prit la main et l’entraîna danser collés serrés. Elle se laissa emporter par le rythme et ne rechigna pas quand il lui tendit un verre, sans préjugé, elle but. Elle continua à se trémousser. Au loin elle L’aperçut, assis au bar, une fille collée au visage. Elle se sentit défaillir. Écœurée et triste, elle s’enfuit vers les escaliers. Elle descendit à toute vitesse et sortit dans la rue. Elle pleurait. Ce n’est que quelques pas plus loin qu’une main attrapa la sienne. Elle craignît que ce soit Lui, Lui qui l’avait si lâchement abandonnée la nuit dernière et qui l’avait si faiblement humiliée. Elle se tourna et découvrit Gaétan, un brin inquiet. Il l’attira contre son torse, ne cherchant pas même à la faire parler. Son odeur lui semblait tellement familière… Un flash l’éblouit soudain, lui donnant la migraine. Elle ne voyait déjà plus très bien. Ce parfum, comment aurait-elle pu l’oublier ? Il l’avait hanté l’été durant! Elle ne l’avait pourtant senti qu’une seule fois… mais comment oublier ce seul élément qui la rattachait à cette soirée…
Un second vertige la fit vaciller. La substance avait atteint son organisme…
Elle tenta de se raccrocher à son bras, mais cette fois-ci, elle n’y parvint pas.
Un réveil brutal. Un lit de nouveau vide et ce sentiment d’avoir de nouveau perdu une part de soi qui ne reviendra pas. Cette peur de parler et cette envie de se terrer. Les larmes qui montent et la culpabilité. Comment avait-elle pu être aussi naïve ? Comment avait-elle pu être de nouveau attirée par ce même garçon ? Comment avait-elle pu être ainsi doublement abusée ? Elle ne comprenait pas cette attraction qui la poussait à toujours aller à l’avant du risque, et ce, sans s’en rendre compte. L’adrénaline lui procurait sans doute ce vertige inexplicable qui faisait qu’elle se sentait exister.
Célia B.