C’était un homme corpulent, il faut l’avouer, mais pas nécessairement méchant.
Il avait du mal à se déplacer, son gras l’empêchant de se mouvoir comme il le souhaitait. Ce dernier formait de petits bourrelets sur le haut et de plus gros sur le bas. Son visage était peint d’un masque inexpressif avec peut-être parfois quelques touches de colère.
Il n’aimait pas les gens, il n’en aimait pas davantage les animaux, ceci dit. Excepté peut-être ceux à sang froid. Solitaire et faisant fuir les hommes, il leur ressemblait quelque peu. Son aspect effrayait la foule. Les immondes bubons qui recouvraient son visage prenaient parfois une teinte noirâtre. Quand ces derniers explosaient, du pus se répandait de part et d’autre de sa face. Gluant et visqueux, il humidifiait sa peau jusqu’à la rendre luisante. Brillante à la lumière.
Ses vêtements, taille XXXL, le moulaient trop pour respirer convenablement. Ayant donc quelques talents cachés, il s’en créait lui-même avec des draps. Il se donnait ainsi des allures de Romain dans sa toge blanche qui lui tombait au-dessus des chevilles.
Il ne sortait guère, ne supportant définitivement plus les hommes et leurs regards. Ses seules occupations consistaient à manger et jouer aux jeux vidéo. Sa vie se résumait donc à poser ses fesses sur son lit pour n’en sortir que lorsqu’un livreur frappait à la porte ou bien lorsqu’il ressentait le besoin de se soulager. Nul besoin de faire la vaisselle, tout ce qu’il achetait était jetable.
Cette sombre histoire a commencé après la perte de ses parents. En pleine adolescence, il eut beaucoup de mal à trouver un équilibre. Peu à peu, il se mit à manger, manger et encore manger afin de combler ce vide immense qui le dévorait. Il s’enferma par la suite dans ce monde virtuel qu’on lui proposait. Une fois en âge de vivre seul, il prit un appartement. Grâce à l’héritage, il n’avait aucun souci à subvenir à ses besoins. De fil en aiguille, la machine était lancée et ce fut l’engrenage infernal. Son appartement, au début propre, lumineux, accueillant, se transforma rapidement en une tanière. L’odeur qui y planait était des plus désagréables. La grande baie vitrée donnant sur la ville n’était presque jamais ouverte, de même que les volets. L’espace était vide. Peu de décorations et presque pas d’effets personnels. Tout était resté dans les cartons ou avait été vendu sur eBay. Le ménage n’était pas fait. Certes, il ne salissait guère, passant le plus clair de son temps dans son lit, mais lorsqu’un bout de pizza ou une goutte de soda se répandait sur le sol, il ne nettoyait pas et laissait ainsi sécher et croûter. De temps à autre, disons une fois par mois, il descendait à la laverie et passait un petit coup d’aspirateur. Puis il se recouchait, et le cercle vicieux reprenait sa ronde.
Un jour, alors qu’il faisait sa sortie du mois, il eut une envie de tartelette à la framboise. Ces tartelettes aux petits fruits rouges granuleux surplombant une pâte croustillante. Ces rondelettes vermeilles de plaisir qui égaillent les papilles. Ces chapeaux fruités que l’on se met sur le haut des doigts afin de jouer un rôle dans une histoire drôle. Ces petites marionnettes qui sont pour les grand-mères de tendres dés à coudre. Chaque perle représentant une bulle de saveur.
Ressentant ce désir vorace de plus en plus ardemment au fond de lui, il se dirigea vers la boulangerie située de l’autre côté de la rue. La traversée fut lente et non sans encombre. Un chauffard le klaxonna, l’insultant sans limite. Calme, il continua sa route. Le chauffard accéléra, frôlant son derrière imposant avant de lancer une ultime injure. L’homme entra dans le magasin, non sans peine, et fut submergé par tant d’odeurs délicieuses. Comme drogué, il vacilla, frôlant ainsi une vieille dame. Celle-ci se retourna et poussa un cri d’effroi en découvrant pareil visage. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi répugnant, d’aussi pustulant. Sa toge dansa sur le bas de son corps, laissant entrapercevoir des mollets dodus et imberbes où d’horribles plaques rougeâtres faisaient siège. Elles semblaient y avoir installé leur campement. Les bubons du nord, quant à eux, déversaient leur flux du haut de leur montagne. Les cascades se répandaient sur les flancs gauche et droit du champ de bataille afin de faire barrage aux plaques montant en puissance.
Le serveur demanda à l’homme de sortir. Ce dernier, triste et meurtri par le regard que lui lançaient ces pauvres gens, expliqua qu’il ne souhaitait qu’une simple part de tarte aux framboises. Le serveur réitéra sa demande d’un ton, cette fois, plus menaçant. Plutôt musclé, sa carrure imposait le respect. Ses traits étaient durs et encadrés par de courts cheveux blancs. Ses yeux sombres lançaient des éclairs terrifiants. Ses lèvres, légèrement pincées, laissaient entrevoir son agacement. Il s’approcha donc du présentoir et y saisit une tartelette aux framboises.
- Ah, vous voulez une part de tarte ? Et bien la voilà, votre tarte !
D’un geste de la main, il envoya valser la tartelette à travers la boutique tel un frisbee. Celle-ci atterrit en pleine face du bonhomme. De nouveau humilié, l’homme rentra chez lui. Il ne fit aucune remarque, ne chercha pas même à détruire le magasin. Il rentra, simplement. Il récupéra ses draps à la laverie, il prit l’ascenseur jusqu’au deuxième étage et ouvrit sa porte. Il traversa le couloir, attrapa un paquet de biscuit et des olives avant de se poser sur le lit. Il alluma la télévision et commença à manger. Il sentait sa rage monter peu à peu en lui. Son appétit se faisait de plus en plus féroce. Il engloutissait rapidement les biscuits entrecoupés d’olives. Soudain, il se bloqua. Quelque chose n’allait pas. Sa respiration se fit de plus en plus difficile avant de devenir quasi-impossible. Paniqué, il attrapa tout ce qui lui tombait sous la main, fracassant ainsi l’ordinateur et la lampe de chevet sur le sol avant de s’y étendre à leur côté. Les yeux aussi opaques que son pus. À manger trop goulûment, il n’avait pas remarqué l’olive non dénoyautée qui s’était faufilée au milieu des autres. L’engloutissant aussi rapidement que le reste, celle-ci avait fait bloc avec les biscuits, obstruant ainsi les voies respiratoires. Quelques secondes avaient suffi.
Nul n’avait remarqué son absence. C’est seulement après quelques semaines et grâce à l’odeur pestilentielle du corps en décomposition qui se répandait dans tout l’immeuble, que les voisins donnèrent l’alerte. Le transport du corps fut si difficile qu’il fallut le découper en morceaux. Le toucher avait d’ailleurs, semble-t-il, perturbé bon nombre des policiers en charge de cette affaire. Ces derniers laissèrent leurs tripes derrière eux. La crémation fut brève et nul n’en reparla.
Autrefois, cet homme s’appelait Jamy. Il était mon ami.
Célia B.